Une accumulation de légitimité destructrice
Dans le cadre des entretiens, il est intéressant d'explorer l’histoire de chacun, enfant, parent, en termes d'équilibres des comptes relationnels, de donner et recevoir, des liens, des loyautés.
C Ducommun Nagy explique que l'approche contextuelle considère que chacun de nous naît en ayant droit à une relation avec une personne qui réponde à nos besoins sur le plan matériel comme sur le plan émotionnel.
Les enfants que j'accompagne dans le cadre de mon travail ont été privés de l'expérience de confiance et de sécurité dans leurs relations familiales, leur droit à avoir des relations fiables a été lésé, ce qui altère profondément et durablement leur capacité à s'impliquer dans des relations constructives. Leur histoire est ponctuée d'autres préjudices, dont celui engendré par la séparation d' avec leur famille, du fait du placement. Leur parcours est traversé par d'autres injustices, sources de légitimité destructrice.
L. a vécu dans un contexte relationnel extrêmement difficile durant les premières années de sa vie du fait de l'alcoolisme de sa mère et de la détresse physique et psychologique dans laquelle elle se trouvait. La mère de L n'a pu prendre en compte toute la réalité de son enfant, ses besoins, ses intérêts, ses aspirations, ses limites, sa vulnérabilité.
Du point de vue de l'éthique relationnelle, L. se trouvait dans un contexte chaotique de donné et reçu. Il n'a pas reçu ce qu'il était en droit de recevoir par le fait d'être un tout petit, dans une relation asymétrique et de dépendance avec sa mère. Dans sa relation à sa mère, L a été privé de recevoir, mais également empêché de donner. C'est une injustice qui est source de légitimité destructrice. Il n'a pu faire l'expérience de fiabilité et de confiance dans les relations, un préjudice qui altère profondément et durablement la capacité de chacun à s'impliquer dans des relations constructives. Puis, il a été séparé de sa mère et de sa soeur du fait du placement. Il a vécu une nouvelle expérience de séparation avec la première famille d'accueil qui l'a accueilli. Puis, sa mère a eu un autre enfant, qui, lui, vit toujours auprès d'elle et dont elle s'occupe...
Le récit du parent autour de l’histoire familiale, dans la dimension de l’éthique relationnelle, celle de l'inventaire des préjudices, de la balance de justice, de la validation de ce qui est donné (ou pas) et reçu (ou pas), fait émerger un manque de confiance, de sécurité et de justice dans les relations source de légitimité destructrice.
La légitimité destructrice est un droit issu du passé et naît à un moment où, dans une relation, naît une injustice ou un sentiment d'injustice. Elle a des conséquences sur la confiance dans les relations.
L'injustice pousse à la répétition de l'injustice. Ainsi, la légitimité destructrice a des effets destructeurs sur la relation aux autres, avec le risque d'amener l'individu, victime d'injustices, à se comporter de manière destructive dans sa relation avec une personne, qui n'est pas responsable de l'injustice subie, "de prendre un innocent pour cible".
Cela ne justifie en aucun cas les actes maltraitants ou malveillants à l'égard d'autrui qui ne peuvent se revendiquer d'aucune légitimité ou d'aucun "bon droit".
Du côté de la mère de L, dans le cadre des entretiens, il m'a paru intéressant d'effectuer la bascule générationnelle et d'explorer son enfance et l'histoire de ses relations dans la dimension de l'éthique relationnelle : celle de l'inventaire des préjudices, de la balance de justice, de la validation de ce qui est donné (ou pas) et reçu (ou pas), c'est à dire en termes d'équilibres des comptes relationnels, de grille du donner et recevoir, des liens, des loyautés et de ce qui les soutient.
Mme C relate avec beaucoup de pudeur une enfance difficile, elle explique avoir subi des maltraitances physiques et psychologiques de la part de sa mère et avoir été placée durant son enfance. Elle explique également ne pas avoir reçu de ses parents l'affection et la considération que ses frères et soeurs ont reçues ("il n'y a qu'avec moi qu'ils étaient comme ça"). Elle raconte combien sa vie a été difficile avec ses conjoints, les pères de ses enfants, la mort tragique de sa soeur. Elle parle de son alcoolisme, puis du placement de ses enfants, une séparation douloureuse qui l'a plongée dans un profond désarroi.
Il apparaît qu' elle même a fait l'expérience d’un manque de confiance, de sécurité et de justice dans ses relations dès son enfance, mettant en évidence une accumulation de légitimité destructrice durant sa petite enfance puis dans sa vie d’adulte.
Ainsi, je peux avancer l'idée que la légitimité de Mme C à acquérir une compensation (qui trouve une justification dans sa propre histoire) l'a amenée à s'en prendre de manière injustifiable à son enfant, créant de nouveaux dommages et une nouvelle victime.
La position thérapeutique offerte par rapport à la légitimité destructive est la suivante: "d'un côté, la reconnaissance et le crédit que l'injustice a eu lieu et de l'autre : l'appel aux responsabilités par rapport à l'attaque " de tiers innocents"".
Il me parait important de préciser que le fait d'avoir "gagné" de la légitimité destructive "n'entraîne pas obligatoirement de conduites destructrices si l'expérience de la confiance et de la justice a été suffisante pour permettre d'autres solutions à l'injustice que d'en créer soi même"..."Il n'y a donc aucune obligation de répéter les erreurs du passé ni l'idée d'un fatalisme de génération en génération" .
Pour tenter de faire émerger de part et d'autre ce qui, dans la relation, permet un gain de légitimité constructive, il est intéressant d'explorer, dans la relation parent enfant, ce que chacun peut apporter à l’autre, en terme de donner et recevoir, de liens et de loyautés.
La suite à lire demain ...
